Les mécanismes de certification carbone permettent-ils de préserver les forêts tropicales ?

Comme pour les conclusions du groupe de travail, cette étude fait état des limites des mécanismes de “certification carbone” pour répondre à l’enjeu global de préservation et restauration des forêts tropicales. Cela vient conforter la position des porteurs de projets de terrain, et permet de renforcer nos recommandations sur la nécessité d’établir un prix plancher du carbone et de développer des outils d’évaluation des impacts des projets, afin de s’affranchir des “crédits carbone” et d’être plus représentatif des besoins sur le terrain.

Préserver les forêts tropicales

La lutte contre la déforestation, la préservation et la restauration des forêts tropicales sont essentielles pour réduire les émissions de CO2 et renforcer la résilience des écosystèmes et puits de carbone naturels pour l’atteinte de la neutralité carbone en 2050. Pour rappel, la dégradation et la déforestation des forêts sont responsables de 15 à 17 % des émissions de CO2 à l’échelle du globe (Pearson T.H.et al., 2017).

La préservation des forêts tropicales est également essentielle pour la conservation de la biodiversité, la préservation des ressources en eau, l’amélioration de la sécurité alimentaire et le maintien des moyens de subsistance pour les populations locales. Le rôle des écosystèmes ne peut être ainsi résumé à la simple séquestration de carbone.

Les limites des mécanismes de certification carbone

Une augmentation de la demande en crédits carbone

La demande mondiale de “crédits carbone basés sur la nature” dépasse leur offre, en partie en raison du manque de connaissances nécessaires pour éclairer et hiérarchiser les décisions d’investissement.

Le volume des transactions de “crédits carbone” sur le marché volontaire issus de projets forestiers a augmenté de plus de 250 % entre 2016 et 2018. En quelques années, et sous l’impulsion de la COP21, la demande a rapidement dépassé l’offre.

Cependant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas assez de projets de préservation et restauration des forêts à financer. Seulement qu’il n’y a plus assez de projets “certifiés carbone” pour contenter la demande en “crédits carbone” des entreprises.

Les auteurs de l’étude font état d’un “manque de connaissances nécessaires” à la compréhension du marché. En effet, les attentes des entreprises (acheteurs) sont très éloignées des besoins des porteurs de projets sur le terrain (vendeurs).

Ce mécanisme de “certification carbone” restant complexe et peu viable, peu de porteurs de projets ont investi en expertise sur le sujet. La mesure d’indicateur de résultat en teqCO2 évitées et/ou séquestrées par le projet est considéré comme un co-bénéfice, et n’est que très rarement évalué pour le suivi de l’impact des projets.

Le prix des “crédits carbone” tiré vers le bas

Face à l’explosion de la demande, les prix moyens des “crédits carbone” pour les projets de préservation et restauration forêts ont augmenté de +1,1 US$ /teqCOen 2019 (+ 30 % entre 2018 et 2019). Cependant, cela n’a pas permis de compenser la baisse de 16 % entre 2017 et 2019 (de 5,1 US$ / teqCO2 en 2017 et 4,3 US$ / teqCO2 en 2019).

Le prix des “crédits carbone” issus de projets de préservation et de restauration des forêts restent trop bas pour financer des projets de qualité. Ou plutôt, le prix “prêt à payer” par les entreprises reste trop faible pour répondre à la complexité des défis à relever pour préserver et restaurer les forêts.

C’est une des principales limites identifiées par les porteurs de projets sur la capacité des mécanismes de “certification carbone” à financer des projets de préservation et restauration des forêts.

Manque de viabilité financière des projets

Nous constatons également qu’environ 80% (1,24 milliard d’hectares) des sites de carbone forestier ne seraient pas financièrement viables pendant la durée de vie du projet.

En effet, les projets carbone investissables peuvent ne pas être tous rentables. La viabilité financière d’un projet dépend d’une série de facteurs, y compris les coûts opérationnels et la tarification du carbone, ainsi que le risque politique, qui peut varier selon le lieu et dans le temps.

L’étude indique que les politiques des investissements carbone, existants ou nouveaux dans un pays, peuvent également influencer et modifier le risque de déforestation. Cela affecte par la même occasion l’additionnalité et le succès à long terme des projets de carbone forestier. De là peuvent surgir des problèmes de permanence des “crédits carbone” ou des fuites de la déforestation et de la dégradation des forêts vers d’autres sites.

Une approche pour atténuer les risques de non-permanence et les effets de fuite des projets de carbone forestier consiste à exiger des porteurs de projets qu’ils mettent de côté des “crédits carbone tampons” (buffer), qui ne seront pas commercialisés. Cela affecte d’autant plus la rentabilité des projets carbone forestier.

0
% des sites de carbone forestier ne seraient pas financièrement viables

À l’échelle mondiale, l’étude estime qu’environ 80 % (1,24 milliard d’hectares) des sites de carbone forestier investissables en milieu tropical ne seraient pas considérés comme financièrement viables à travers les mécanismes de “certification carbone”, car ils ne pourraient pas atteindre le seuil de rentabilité au cours de la durée de vie du projet avec le prix de vente des “crédits carbone” pratiqué actuellement sur le “marché carbone volontaire”.

Du point de vue de la conservation des forêts, ces résultats suggèrent qu’en l’état actuel des choses, la finance carbone ne parviendra pas à protéger la grande majorité des sites carbone investissables, qui sont également, par définition, des forêts tropicales vulnérables à la déforestation.

La préservation des forêts tropicales, grande perdante des mécanismes de “certification carbone”

Alors que la préservation des forêts tropicales devrait en principe contribuer substantiellement à l’atténuation des changements climatiques en évitant les émissions de carbone, les stocks de carbone forestier ne sont pas tous éligibles à la finance carbone, voire pas rentables.

Finalement, seules les forêts ne faisant pas l’objet de mesures de préservation, et soumises à un fort risque de déforestation, répondent aux critères d’additionnalité, condition préalable à la certification des “crédits carbone”. Les mécanismes de “certification carbone” excluent donc une grande partie des projets tentant d’améliorer les pratiques de gestion durable des forêts ou les zones ayant commencé à mettre en place des mesures de réduction de la déforestation, notamment à travers l’amélioration des pratiques agricoles et la mise en oeuvre de filières durables.

Le problème, c’est que la dégradation continue des forêts engendre à terme la déforestation. Les projets mettant en place une gestion forestière et des filières durables ne peuvent prouver que de faibles gains d’émissions évitées, trop faibles pour accéder au marché de la “compensation carbone volontaire”.

Dans le cadre de la lutte contre la déforestation, il est également important de noter que certains projets de carbone forestier ne seront pas rentables car ils auront tout simplement du mal à concurrencer les utilisations lucratives des terres liées aux activités d’agriculture commerciale, responsable de 40 % de la déforestation mondiale (pour la production de soja, de bœuf, d’huile de palme …) ou encore l’exploration d’hydrocarbures et le développement de l’exploitation forestière.

Du point de vue de la conservation, à moins que les prix du carbone n’augmentent à l’avenir, il est impératif de mettre en œuvre d’autres interventions de conservation, en plus de la finance carbone, pour sauvegarder les stocks de carbone et la biodiversité dans les forêts vulnérables.

Recommandations

Fixer un prix plancher des “crédits carbone”

D’après les auteurs, si la demande mondiale de “crédits carbone” pour les projets forestiers continuent d’augmenter, les futurs prix du carbone pourraient également augmenter. C’est effectivement souhaitable. Cependant, cela ne prend pas en compte la psychologie cognitive des acheteurs, qui selon leurs intentions (atteinte d’une “neutralité carbone” à bas coût), n’ont pas forcément intérêt à payer à un plus fort prix les “crédits carbone” sans incitation, et s’orienteront vers d’autres typologies de projets sur le marché carbone volontaire.

Atteindre une auto-réalisation d’un marché non-régulé ne répond pas au besoin d’urgence de préserver les forêts. Sans une intervention politique et la mise en place d’un prix plancher du carbone pour le secteur privé, il semble peu probable que cette augmentation arrive aussi vite que l’urgence climatique et la perte de couverture forestière.

L’étude montre qu’au niveau mondial, une tarification du carbone :

  • à 16US$ / teqCO2 permettrait de préserver 50 % des sites carbone investissables en forêts tropicales ;
  • à 44 US$ / teqCO2 permettrait de préserver 80 % des sites carbone investissables en forêts tropicales ;
  • à 50 US$ / teqCO2 n’apporterait que des avantages marginaux pour la conservation des forêts tropicales et l’atténuation du changement climatique.

Cette sensibilité à la tarification du carbone varie également géographiquement, en fonction du contexte des régions. De même qu’il est facile de comprendre que le prix d’un “crédit carbone” certifié Label Bas-Carbone sur le territoire français aura un coût bien supérieur (entre 50 à 100 € la teqCO2).

D’après l’étude, la tarification du carbone semble être un levier important pour stimuler les financements dans les projets de préservation des forêts tropicales par la finance carbone. Un prix du carbone plancher élevé sera également un réel vecteur de transformation pour le modèle d’affaire des entreprises.

Développer d’autres stratégies de financement

Cependant, les auteurs de l’étude concluent qu’il est impératif de mettre en œuvre d’autres stratégies de financement et d’interventions de conservation pour sauvegarder les stocks de carbone et la biodiversité dans ces forêts vulnérables.

De manière cruciale, la finance carbone doit être placée dans le contexte plus large d’autres incitations et politiques ciblant à la fois les secteurs des entreprises et les gouvernements pour protéger les forêts et éviter les émissions.

Les paiements pour services écosystèmiques

En complément de la finance carbone, il est essentiel de développer les systèmes de “paiement pour services écosystèmiques” (PSE) au-delà du stockage du carbone. Ces mécanismes permettront de financer les activités non viables à travers un mécanisme de “certification carbone”, mais indispensables pour la pérennité des projets de préservation et restauration des forêts.

Par exemple, le Forest Stewardship Council (FSC) commence à mettre en place un système de valorisation des services écosystèmiques de la gestion durable des forêts, afin de permettre aux propriétaires forestiers de mettre en oeuvre des actions de préservation de la biodiversité.

Garantir les impacts, sans monétiser leurs résultats

Il n’est pas question de remettre en cause la notion de « certification », qui est un outil permettant de garantir des impacts sur le terrain afin d’assurer la pérennité des projets de préservation et restauration des forêts financés sur le long terme.

Dans la note de positionnement sur les limites des mécanismes de “certification carbone” pour financer les projets de préservation et restauration des forêts, nous questionnons surtout l’intérêt de marchandiser le résultat de la certification.

Nous estimons qu’il est possible de certifier des impacts, qu’il faut être en mesure de pouvoir évaluer en considérant le coût de mise en oeuvre. Cependant, il est important d’alerter sur les dérives d’une marchandisation du résultat de ces certifications. Les “crédits carbone” sont ainsi devenus des “commodités” négociées à bas prix par les acheteurs, sans que cela soit représentatif des besoins de financement sur le terrain.

Conclusion

Face à l’urgence de préserver et restaurer les forêts, compter simplement sur la “finance carbone” et les mécanismes de “certification carbone” est un pari risqué pour accélérer le développement de projets sur le terrain et répondre aux besoins financiers grandissants.

Si un outil n’est ni adapté à la complexité des enjeux ni largement adopté par un grand nombre d’acteurs, il ne peut se prévaloir comme l’unique solution légitime pour financer l’action climatique et de préservation des forêts.